le philosophe et l’artisan

Voilà comment Émile-Auguste Chartier, dit Alain, incontournable penseur radical, laïque et républicain en dépit des récentes révélations sur sa part d’ombre – un antisémitisme aussi désolant que fréquent à son époque… – abordait d’un ton badin la question philosophique par excellence, celle du bonheur : n’allez le chercher ni dans de gros volumes de sagesse très antique en latin ou en grec, ni dans la retraite méditative d’un lointain temple de silence, ni bien sûr dans la frénésie de possessions vaines ou de plaisirs fugaces, mais bien dans la maîtrise de vos passions et humeurs, souveraineté intérieure qui toujours passe par l’activité ou la création manuelle.

Être heureux, c’est être actif, nous enseigne-t-il : maître de soi comme de l’objet de son attention. Ainsi le sage, par définition, n’est autre que l’artisan !

Quoi de plus vraisemblable en effet, quand on enseigne en lycée professionnel, et que l’on a tous les jours l’occasion de mesurer combien l’initiation au travail patient, méticuleux et technique de leurs mains permet aux plus durs de nos élèves de dompter leur âme, de tirer orgueil de leur savoir-faire, et in fine d’être heureux car contents d’eux-mêmes ?
Le professeur d’atelier, philosophe ignoré, sait bien comme la transmission de son savoir et de sa technique permettra à son apprenant de dominer ses gestes comme ses humeurs, de devenir maître de lui et de sa création, roi, en quelque sorte, de son domaine. Qui fabrique un escalier, une poutre ajustée, voire un instrument de musique, qui bâtit un mur, construit un toit, soude avec précision un objet, est souverain.

Alain cependant n’invente rien – sinon le brio de la formule et le sens de l’image ! – mais tout pétri de culture humaniste, il modernise les préceptes stoïciens, rend aux catégories platoniciennes leur actualité, fait vivre la sagesse épicurienne dans le quotidien de son lecteur.

Prenons Platon par exemple : comme lui, le père des philosophes faisait déjà grand cas des tèchnaï : « techniques ». Le mot lui-même est intéressant et révélateur, puisque technè en grec (τέχνη) est difficilement traduisible en français, et pour cause : il désigne en soi la maîtrise technique de quelque chose, mais dans un sens aussi bien pratique qu’intellectuel, le grec ne faisant guère de différence. Applicable à des savoir-faire aussi variés que la sculpture, le tissage, l’architecture, la poésie ou la rhétorique, il peut aussi bien se traduire par « technique » que par « art ». Il faut donc avoir bien des préjugés et être bien ignorant pour opposer frontalement « l’intellectuel » et le « manuel », le philosophe et l’artisan : si l’on regarde la philosophie comme un art de vivre, c’est tout un, pour qui fait les choses avec maîtrise et conscience. Le héros ultime de la mythologie antique porte à cet égard deux épithètes homériques éclairantes et emblématiques : Ulysse, vanté d’ailleurs par Homère pour être un excellent charpentier de marine, parce qu’il incarne l’intelligence et l’agilité d’esprit des Grecs est indifféremment qualifié de « rusé » ou d’« industrieux » (polumếkhanos : πολυμήχανος : littéralement : « aux nombreuses machines »), tout au long de l’Odyssée.
Du reste, toujours chez les Grecs, on peut même pousser plus loin cette comparaison, puisque le « faiseur » en grec, le « fabriquant », c’est par excellence et étymologiquement le « poiètès » (ποιητής, venant de poieô – ποιέω : faire, fabriquer), autrement dit, le poète !

Qu’il est intéressant là encore de constater qu’il n’y a pas, dans l’esprit des Grecs, de distinction entre le travail artistique des mots et la fabrication dans son sens le plus concret : créer, qu’il s’agisse de verbe ou d’objet, c’est toujours agir, agir sur le monde, fabriquer, inventer. Être poète ce n’est jamais que se faire, à proprement parler, l’artisan d’un récit nouveau, d’une œuvre (parfois d’un « chef d’œuvre », comme s’y emploient nos élèves en fin d’année… !), d’un texte.

Tiens, voilà d’ailleurs un autre mot qui, pris dans son étymologie, aurait également beaucoup à nous apprendre : car en latin, qu’est-ce que le textus, sinon un « tissu » (comme on le retrouve dans « textile »), autrement dit le résultat d’un tissage ! Eh oui, écrire en réalité, ce n’est jamais que fabriquer – encore – un tissu langagier, un entrelacs de mots, un ouvrage verbal ciselé avec soin : encore un beau métier d’artisan que celui d’écrivain !
Convenons-en donc avec Alain et Platon : l’action sur les choses par la maîtrise d’un art ennoblit, tout en rendant plus enclin au bonheur.
Aussi, qu’il est regrettable de voir les métiers de l’artisanat si souvent délaissés par nos jeunes, et le secteur tertiaire tant sur-représenté dans les choix d’orientation, je trouve !

L’année dernière, en dépit de la crise sanitaire et de ses ravages sur le marché de l’emploi, les métiers de la production, dont l’artisanat, offraient encore un nombre considérable de postes à pourvoir : face aux difficultés de recrutement et au regard des besoins de développement des 1,3 million d’entreprises artisanales en France, Bernard Stalter, président des Chambres de Métiers et de l’Artisanat (CMA France), et Jean Bassères, directeur général de Pôle Emploi, ont même signé en janvier 2020 une convention de coopération, la première de cette envergure, pour améliorer les réponses proposées aux besoins de recrutement des entreprises, favoriser le retour à l’emploi salarié et encourager la création ou la reprise d’entreprises dans l’artisanat.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la formation de nos jeunes à ces différents métiers, beaucoup à inventer peut-être, notamment pour susciter des vocations chez les filles, mais il est certain qu’à moyen terme (qui peut prédire à long terme à quoi ressemblera notre société après l’avènement, voire la généralisation de l’intelligence artificielle… ?), les artisans ont des arguments à la fois concrets et profonds pour séduire nos élèves !

« la rêverie d’un homme qui scie du bois tourne aisément à bien »,

disait le philosophe

Delphine girard
delphine.girard@snetaa.org