L’interview Exclusive – L’école n’a pas dit son dernier mot – Christophe KERRERO x Pascal VIVIER

propos reccueillis par Corinne JULIEN © SNETAA-FO

Αncien recteur de l’académie de Paris et recteur de la région académique d’Île-de-France, Christophe Kerrero a un parcours atypique dans l’Éducation nationale pour avoir connu presque toutes les fonctions. Cela donne un « responsable total », il est difficile de lui dire « D’où tu parles ? ». De la région Île-de-France, cet agrégé de Lettres Modernes, ancien chef d’établissement et inspecteur général, s’est fait plus connaître du grand public parce qu’il fut le directeur de cabinet de J-M Blanquer alors ministre de l’Éducation nationale.

Il connaît bien le SNETAA avec qui les échanges ont toujours été réguliers, dans un respect et une écoute devenus rares, pour des discussions et des négociations concernant l’enseignement professionnel.

À la sortie de son livre, L’école n’a pas dit son dernier mot – le coup de gueule d’un recteur qui refuse de baisser les bras (Robert Laffont), celui qui a dit « non » en démissionnant (rare dans l’institution) s’opposait alors à la ministre Oudéa-Castéra.

Christophe Kerrero a accepté de nous accorder un entretien croisé.

PV : on se connaît plutôt bien. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi vous avez démissionné de vos fonctions de recteur quand recteur de l’académie de Paris est, avec certitude, la nomination la plus prestigieuse dans l’Éducation nationale ?

CK : quand je suis arrivé à Paris, en juillet 2020, j’ai été frappé par la ségrégation scolaire et sociale entre établissements : le collège le plus favorisé de Paris avait un indice de positionnement social (IPS) double du plus défavorisé – et je ne parle ici que d’établissements publics ! Dans la rue Saint-Jacques, qui grimpe vers la montagne Sainte-Geneviève, se côtoient les extrêmes : un lycée professionnel accueillant les élèves parmi les plus défavorisés de l’académie, et un lycée général dont la réputation a largement dépassé les frontières de l’académie. Toute l’action conduite sous mon autorité a donc consisté à essayer d’inverser les choses. Nous avons réformé la procédure d’affectation en lycée, pour favoriser la mixité sociale et scolaire et lutter contre les « lycées de niveau » ; nous avons fermé des lycées « ghettos », et transféré leurs élèves vers des établissements plus mixtes ; nous avons revu la politique d’affectation des moyens. La dernière étape de notre projet portait sur les classes préparatoires. Un projet modeste – chacun sait comme le sujet des « prépas » est sensible en France, et en particulier à Paris – mais symbolique et préfigurateur : fermer trois classes préparatoires peu remplies au sein d’une offre parisienne pléthorique pour ouvrir, en remplacement, trois nouvelles classes préparatoires : deux destinées à amener des bacheliers professionnels vers les grandes écoles et une, au lycée Henri-IV, destinée à former de futurs professeurs des écoles, dont notre pays a cruellement besoin. Depuis septembre 2023, nous avions affronté tous les conservatismes, ligués contre ce projet, et beaucoup de mauvaise foi. Mais en janvier, le sujet était derrière nous, Gabriel Attal ayant in fine arbitré dans mon sens. Pourtant, la nouvelle – et plus éphémère ministre de l’Éducation de la Cinquième République – est revenue sur cet arbitrage en conseil supérieur des programmes, contre toute logique et sans même m’en avoir avisé. Elle déjugeait ainsi tout le travail entrepris à Paris en faveur de plus de justice sociale et scolaire depuis mon arrivée. Il m’était impossible de rester.

PV : il s’agissait donc d’un point central de votre action et donc de l’avenir des jeunes issus des milieux populaires et plus globalement de choix à opérer pour un parcours complet d’enseignement professionnel. Pourtant vous dites très vite qu’il n’y a que peu d’espoir de « valorisation » de l’enseignement professionnel tant que les enfants de la bourgeoisie (financière et/ou culturelle) fuiront cette orientation…

CK : notre histoire scolaire et sociale est très éloignée de celle de l’Allemagne et de la Suisse, par exemple, où il n’est pas rare de voir un ancien élève issu du « pro » prendre les rênes d’un grand groupe industriel. Chez nous, si vous n’êtes pas issu des grandes écoles, c’est pour ainsi dire impossible. Cela tient à la vision hiérarchique et aristocratique de la société dont l’École est le reflet. Cela peut sembler paradoxal et reste tabou dans un pays qui porte si haut l’égalité et se gargarise du « mérite » ou de « l’égalité des chances ». Pourtant, l’OCDE le rappelle inlassablement, la France est le pays de la reproduction sociale. « Dis-moi où tu es né et dans quel milieu, je te dirai ce que tu feras dans la vie » pourrait hélas être la devise de notre pays. Nous sommes prisonniers de hiérarchies et d’un système figé de classes, sinon de castes. Le supérieur regarde le secondaire avec condescendance, le secondaire méprise le primaire. Le lycée toise le collège et l’élémentaire la maternelle. Le lycée se décline du général au professionnel en passant par le technologique. Les grandes écoles constituent le Graal au détriment d’une université qui tente tant bien que mal de faire réussir des masses d’étudiants peu préparés à ces cursus. La philosophie est réservée aux élèves de terminale, dans les seules séries générale et technologique. Nous ne cessons de hiérarchiser, de classer, de juger – les notes obtenues à des épreuves presque exclusivement académiques étant le juge de paix, dès 15 ans, des parcours ultérieurs. Pourtant, il faut bien d’autres compétences pour réussir sa vie professionnelle, et sa vie tout court, en particulier ce que nous appelons « soft skills » : capacité à coopérer, curiosité, empathie, contrôle émotionnel… toutes compétences psycho-sociales que les élèves français maîtrisent plus mal que leurs voisins de l’OCDE, alors que la structure du marché du travail a évolué en faveur des emplois avec une forte intensité en compétences socio-comportementales sur les 40 dernières années. 

Et c’est tout aussi vrai des élèves. On ne cesse de les trier, au fallacieux prétexte de vouloir repérer une élite performante. Cela nous vaut quelques médailles Fields, bien sûr, mais à quel prix ? Nous n’avons plus les moyens, économiquement, socialement, humainement, de nous permettre cette école du tri qui produit une société du gâchis. L’enjeu n’est pas de sélectionner quelques talents, mais de repérer et de promouvoir dans chaque élève le talent dont il pourra faire bénéficier la société en s’épanouissant.

Lycée unifié…

PV : sans vouloir passer du coq à l’âne, quand j’ai terminé la lecture de votre livre, je me suis dit immédiatement que l’auteur ne pouvait qu’être « un humaniste de gauche » quand tout le monde vous classe dans les personnalités dites « de droite ». Comment l’expliquez-vous ?

CK : mon engagement trouve sa lignée dans ce que l’on appelle le gaullisme social : une certaine idée de la France et de ce que doit être son rôle à l’échelle du monde ; des mécanismes de régulation des relations économiques et sociales par l’État, au service de l’intérêt général. Et surtout, le refus de capituler. Il y a comme un paradoxe de l’école française : elle est à la fois trop politisée, instrumentalisée par certains acteurs politiques et trop souvent victime de postures idéologiques ; mais elle n’est pas suffisamment un objet politique, au sens où il devrait être possible d’œuvrer à un consensus en matière scolaire, autour de quelques lignes directrices non partisanes : que voulons-nous pour nos enfants ? Comment mieux former notre jeunesse, comment s’adapter à chaque enfant ? Comment faire nation grâce à l’École, comment assurer la promesse républicaine ? C’est le sens profond du projet humaniste et républicain. Je ne dis pas que c’est simple. Mais on doit être capable de dépasser les clivages pour œuvrer dans le sens de l’intérêt général.  C’est ce que j’ai essayé de faire à Paris et qui me vaut peut-être cette difficulté à être classé. C’est encore le sens de ce livre qui est une invitation à porter un projet éducatif collectif à la hauteur des enjeux de notre époque.

PV : je conseillerais votre livre pour toute personne qui s’intéresse de près à l’Éducation car il a trois grandes qualités. D’abord la forme, il se lit bien, comme un roman (et on reconnaît ici l’homme de lettres) mais aussi car il ne règle aucun compte et, bien mieux encore, de vraies propositions iconoclastes sont mises en avant pour et changer le regard sur l’École et pour l’améliorer. Alors aucune aigreur ? Aucun compte à rendre ?

CK : Merci ! Je ne voulais pas écrire un livre contre, mais un livre pour. L’Éducation nationale est l’objet d’attaques simplistes, le plus souvent injustes et toujours décontextualisées. Certaines des solutions que l’on entend prennent leur source dans un passé idéalisé et imaginaire, avec l’exclusion des élèves les plus fragiles pour horizon. On oppose les « pédagos » aux « républicains » dans une logique manichéenne qui ne correspond pas à la réalité. Notre École et ceux qui la font méritent mieux. Bien sûr, les défis sont innombrables. Mais croire que nous ne serions pas capables de les relever, c’est entrer dans un esprit de défaite qui me répugne. D’autant que nous avons les talents et les moyens d’agir. Il faut une perspective, une sorte de « moonshots » comme disent les anglo-saxons pour la société française, un projet fédérateur et transcendant qui donne à chacun l’envie de se dépasser. Et je suis sûr qu’alors, nous rebondirons et surprendrons à nouveau le monde.

PV :reprenons quelques exemples si vous le voulez bien : Votre proposition pragmatiquement révolutionnaire pour changer de paradigme du vivier de recrutement des futurs enseignants…

CK : une école qui fonctionne attire des professeurs et les forme à leur métier. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et il en manque 2 500 à cette rentrée. Comment remédier à la crise des vocations et recruter les enseignants de demain ? Il faut là comme ailleurs, changer de paradigme. Nous avions l’habitude de recruter dans les milieux favorisés et parmi les meilleurs étudiants ; il faut accepter que ce soit de moins en moins le cas, et en faire une force, plutôt que de le déplorer. A l’image de Jules Ferry, qui s’adressait aux fils et filles de paysans pour devenir instituteurs, on doit se tourner vers des enfants des classes populaires, en banlieue comme dans la ruralité ou la fameuse France périphérique. Je propose même d’aller plus loin en recrutant des élèves plus « moyens », en apparence, mais dont une formation initiale solide pourrait renforcer les compétences. Combien de fois ai-je croisé d’élèves en difficulté dans certaines disciplines, mais désireux d’apprendre, de progresser et surtout, de s’élever socialement ? Nous devons aller chercher des étudiants pour qui enseigner représente encore une véritable chance d’ascension sociale. En les suivant, en les accompagnant et en les formant, ils peuvent devenir les cadres de demain. C’était le sens du projet de reconversion de certaines CPGE parisiennes. Aujourd’hui, quelle est la pertinence de financer autant de classes préparatoires aux écoles normales supérieures, quand leurs étudiants ne se destinent pas aux métiers de l’enseignement ? Quelle est l’utilité sociale de classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs, si leurs élèves se tournent finalement vers le management ? Ouvrir des classes préparatoires destinées à former des professeurs des écoles ou des ingénieurs de production, en recrutant des élèves plus « moyens », c’est travailler pour l’intérêt général, tout en favorisant des parcours d’excellence. Ce modèle de classe préparatoire que j’ai cherché à développer à Paris, financé sur trois ans, permet de faire travailler intensivement et en petits groupes des élèves avec des lacunes dans certains domaines, ou des bacheliers professionnels, par exemple. C’était le sens de la CPPE qui réunit le lycée Henri IV et l’Université PSL, de l’expérimentation de TSI en 3 ans à Chaptal, ou encore d’une prépa économique pour bacheliers professionnels (ECP) à Élisa Lemonnier. Développé à grande échelle, en s’appuyant sur le maillage important des CPGE en France, ce modèle permettrait à des élèves issus de milieux populaires de disposer d’une offre de proximité de qualité, quand on sait les obstacles économiques et psychologiques qu’il faut surmonter pour rejoindre un grand centre universitaire.

PV : cette idée est mieux que révolutionnaire, elle changerait la donne et redonnerait du corps à « l’ascenseur social ». Elle va à l’encontre de l’idée très répandue « des meilleurs pour être profs ». Vous n’êtes pas « élitiste » ? 

CK : je ne fais pas de démagogie : nous avons plus que jamais besoin d’élites politiques, économiques, culturelles. D’artistes au service du beau et de l’introspection collective. De scientifiques capables de répondre aux enjeux de l’avenir – notamment climatiques, mais aussi d’entrepreneurs visionnaires et créatifs, d’artisans, d’agriculteurs férus de leurs métiers… Mais pour qu’une élite soit légitime, il faut, d’une part qu’elle soit représentative du peuple et, d’autre part qu’elle soit capable de répondre aux besoins de la nation. Le principal problème des élites françaises, c’est leur uniformité : même parcours scolaire, parfois depuis les mêmes classes de maternelle ; même origine, hyper-urbaine et favorisée. C’est à la fois inéquitable et improductif. Il faut de la diversité pour s’adapter au monde d’aujourd’hui. Une pensée uniforme est ennemie de la créativité. Quand ce sont toujours les mêmes, avec les mêmes cursus et les mêmes origines sociales qui sont aux manettes, il existe un risque social majeur. Le rejet actuel massif des « élites », comme en témoigne le mouvement des gilets jaunes et encore en ce début de rentrée les appels au blocage, est très inquiétant : une société a besoin de modèles dans lesquels se reconnaitre pour structurer son futur, sinon elle est disponible pour toutes les aventures, y compris les plus dangereuses. L’absence de renouvellement, l’incapacité à répondre aux besoins et aux enjeux du moment, ont discrédité pour longtemps nos élites. Pour ma part, j’y suis entré par effraction d’une certaine manière. J’ai été toléré. Si je m’étais tu, je le serais sans doute encore. Mais ma sortie bruyante, dont on a signalé combien elle était rare, démontre que je n’en suis pas.

PV : on dit que la génération qui vient sera la première à réussir moins bien que ses parents. Comment expliquez-vous que l’ascenseur social est totalement grippé au regard des résultats internationaux tels PISA ?

CK : la génération qui vient risque surtout de vivre moins bien que la précédente. Nous commençons à ressentir les effets d’un modèle à bout de souffle. Nous sommes allés au plus loin avec les correctifs et autres rustines qui craquent à leur tour de toutes parts. Le résultat concret est l’affaissement des compétences de base qui touche désormais également les adultes. L’architecture du système scolaire doit être repensée, aussi bien dans le renversement des hiérarchies, dans les fonctions assignées que dans les contenus. On doit en finir avec le tri des élèves, la culture du contrôle et du classement qui épuise le pays et tarit les talents. Fondamentalement, si on ne renoue pas avec la promesse républicaine, on ne rétablira pas la confiance avec nos concitoyens. 

PV : à Paris, vous avez réussi à transformer la carte scolaire et modifier l’Affelnet qui va dans le sens de ce qui semble vous tenir à cœur : plus de mixité sociale et donner toutes les chances aux jeunes de réussir au mieux de leur possibilité. Pouvez-vous nous dire quels étaient les buts, les freins et les premiers résultats ?

CK : nous avons en effet profondément remanié le système d’affectation des élèves de troisième vers la seconde générale et technologique avec un objectif simple : renforcer la mixité sociale, dans une ville-capitale très ségréguée mais où la densité du réseau de transport facilite les mobilités ; mettre fin à la logique des lycées de niveau et à la concurrence déraisonnable qui en découlait, pour offrir à chaque collégien parisien un choix de lycée fondé sur des critères objectifs, plutôt que sur les réputations : la proximité, l’offre de formation. Partout ailleurs qu’à Paris, quand on est orienté en seconde GT, on va dans son lycée de secteur, où l’on retrouve des élèves de niveau hétérogène. Mais à Paris, où l’on peut choisir entre plusieurs lycées de secteur, certains étaient plus « réputés » que d’autres : avec un barème d’affectation principalement fondé sur les notes, ce système conduisait par exemple à affecter 95 % d’élèves ayant plus de 15/20 de moyenne à Charlemagne, lycée du Marais, contre moins de 5 % à Bergson, établissement du 19e. Cette situation avait de nombreux effets pervers : une compétition anxiogène des élèves, dès l’entrée au collège, pour accéder au « meilleur » lycée ; des élèves fragiles affectés parfois très loin de chez eux ; des établissements « boudés » des familles, concentrant les élèves les plus en difficulté, malgré la qualité de leurs enseignants et la richesse de leur offre de formation. Nous voulions donc à la fois que tous les élèves aient une affectation assurée dans un lycée situé à moins de 25 minutes de leur collège de secteur, tout en mixant davantage les publics, socialement et scolairement. Nous avons donc resserré le choix de lycées d’affectation prioritaire, mais en veillant à proposer une offre diversifiée et des profils d’établissements différenciés ; nous avons conforté le bonus « boursier » et introduit un bonus « IPS du collège d’origine », afin de compenser le poids des résultats scolaires dans l’affectation et de favoriser les familles, quelles qu’elles soient, qui avaient fait le choix de leur collège de secteur à l’entrée en 6ème. Depuis des années, tout le monde souhaitait la réforme d’un système qui ne satisfaisait personne et générait un stress inconnu ailleurs chez les familles. Mais le sujet est si sensible à Paris qu’il était évident qu’il ferait des remous ! Beaucoup de fins connaisseurs du système AFFELNET, même parmi mes équipes, doutaient de notre capacité à aller au bout, en raison du caractère épidermique du sujet. Il y avait par exemple, chez certaines familles de l’est parisien, la certitude que nous allions empêcher l’accès de leurs enfants aux lycées du centre de Paris, alors même que toutes les simulations montraient le contraire ! Certains parents étaient aussi fermement attachés aux « lycées de niveau », au nom d’une sacrosainte méritocratie, souvent le plus sûr alibi du déterminisme social et du statu quo. Il y avait enfin des craintes relatives à la complexité de l’outil AFFELNET, poussé aux limites de son usage à Paris. Certaines de ces critiques se perpétuent, mais elles ne doivent pas masquer l’essentiel : depuis 2019, la ségrégation sociale a baissé de 49 %, la ségrégation scolaire de 39 %, notamment grâce à une meilleure répartition des élèves selon les performances et les origines ; les grands lycées accueillent plus de boursiers sans perte de niveau, et plus de 90 % des élèves obtient l’un de ses premiers choix de lycée. La réforme a donc atteint son but, même si des ajustements sont nécessaires pour aller encore plus loin. 

PV : j’entends bien. Pourtant – mettons le doigt sur ce qui grince – pourquoi avoir fermé des Lycées Professionnels à Paris ?

CK : ces fermetures constituaient une étape supplémentaire dans la recherche de davantage de justice sociale. Le bâti des lycées parisiens est très particulier, avec une multitude de toutes petites structures de 100 à 300 élèves, souvent d’anciennes écoles primaires supérieures, encore encastrées dans des écoles élémentaires. Les lycées que nous avons choisi de fermer, en lien avec la Région Île-de-France, étaient des établissements dont les effectifs ne dépassaient pas 200 élèves, aux formations monovalentes peu insérantes, aux locaux vétustes, et où les IPS étaient les plus bas de l’académie. Mais nous n’avons fermé aucune place en voie professionnelle, et aucune formation : nous les avons déplacés dans des lycées polyvalents parisiens plus attractifs, offrant des perspectives de poursuites d’études, que nous avons enrichis de nouvelles formations postbac (CPGE, BTS). Par ailleurs, un lycée général, à l’IPS le plus élevé de l’académie, a également connu un transfert de ses formations et de ses élèves vers un établissement proche à l’IPS beaucoup plus faible : il est aujourd’hui beaucoup plus mixte. Notre action ne visait donc pas la voie professionnelle, mais une meilleure mixité des publics parisiens.

PV : quel est votre regard sur le syndicalisme enseignant ?

CK : une démocratie a besoin de corps intermédiaires. Paradoxalement, nous connaissons en France un manque d’implication des salariés dans les organisations représentatives. La responsabilisation, l’intérêt général se heurtent à l’individualisme de nos sociétés et sa tendance au repli sur soi. Dans pareil contexte, les OS peuvent avoir la tentation d’un certain corporatisme. Je sais cependant que beaucoup d’élus syndicaux font encore le choix des valeurs, parfois au risque de perdre des adhérents. Par ailleurs, notre époque pressée peut avoir la tentation de considérer le dialogue social comme un frein au changement, alors que l’élaboration d’un consensus minimal est la condition sine qua non d’une démocratie moderne. Il n’y a à mon avis pas d’autre chemin, même si c’est le plus difficile.

PV : les colères sont profondes chez les personnels et il n’y a aucune raison qu’elle se tarissent et qu’elles ne viennent pas à exploser. Quel est votre regard sur ces colères ? 

CK : c’est tout le pays qui est en colère. La pire des fautes serait de l’ignorer. Il faut patiemment renouer avec la confiance et cela passe par la responsabilisation de chacun. Se mettre d’accord sur ce que l’on attend, à quelles conditions et à quel prix y parvenir. Sinon, nous risquons soit de grands désordres, soit des dérives autoritaires, si ce n’est les uns puis les autres.

PV : je peux vous assurer que la colère chez les PLP est rarement vue depuis la réforme Grandjean de l’enseignement professionnel qui n’a aucune plus-value ni pour les jeunes, pas mieux pour les besoins en recrutement, pour les diplômes. Quel est votre regard sur cette réforme ? 

CK : chaque nouveau ministre ou presque s’attèle à réformer la voie professionnelle, avec l’ambition d’y attirer les élèves par choix, et de mieux répondre aux besoins du marché du travail. Mais le problème vient d’abord de notre conception de la réussite en France, fondée sur l’accès aux filières générales. Tant que l’on considèrera que seuls les savoirs abstraits, académiques, sont dignes d’intérêt et de considération sociale, on ne pourra pas revaloriser l’enseignement professionnel.

Je connais la qualité du travail effectué en voie pro. Très souvent, on ne se contente pas de combler de graves lacunes, on reconstruit les bases, parfois même des individus, cassés par la vie et l’école. Pour autant, quel est aujourd’hui le sens d’une orientation à 15 ans, notamment vers certaines filières dont le taux d’insertion post-bac est de l’ordre de 30 % ? Pourquoi ne pas donner davantage de temps aux élèves afin de consolider leurs acquis dans les « fondamentaux », à leur rythme ? Aujourd’hui, plus de 50% des élèves de lycée professionnelle sont inscrits dans des formations tertiaires, qui requièrent d’abord des compétences d’expression écrite et orale, la maîtrise d’au moins une langue vivante, et des compétences psycho-sociales affirmées. Or nous y envoyons des élèves en grandes difficultés en 3e, dont la conscience de l’échec renforce la posture de rejet du système et le décrochage. Formons-nous, à ce niveau de diplôme, de véritables professionnels, immédiatement employables ? A l’inverse, nombre de jeunes orientés, par leurs résultats satisfaisants, vers la voie générale, seraient passionnés par la découverte d’un domaine technologique ou professionnel, sous la forme de modules : pourtant, jamais ils n’en feront l’expérience au lycée général, où la culture du geste est si peu présente. C’est pourquoi, tout en conservant en parallèle un certain nombre de « filières » professionnelles, celles qui sont à la fois attractives à la fin de la 3e pour les élèves et qui insèrent effectivement au niveau baccalauréat, je plaide pour un lycée unifié, qui permettre à chacun de continuer à se former dans les compétences de « base », tout en découvrant des savoirs plus diversifiés. Il serait ainsi tout à fait possible de proposer aux élèves la validation progressive de niveaux de compétences dans les « fondamentaux » (sur le modèle par exemple des certifications PIX ou du CECRL), tout en proposant des enseignements technologiques, artistiques ou professionnels à tous les élèves.

PV : vous avez fait partie des politiques « du en même temps » portées par Emmanuel Macron, élu à la Présidence de la République à deux reprises. Selon vous, y-a-t-il une politique éducative de droite ? De gauche ? Du « en même temps » ?

CK : quand je suis devenu directeur de cabinet en 2017, c’était avec une feuille de route très claire, à laquelle j’adhérais : remettre l’accent sur l’enseignement primaire, lutter le plus en amont possible contre les déterminismes sociaux, bref, élever le niveau dans la justice sociale. C’était le sens de la mise en place des classes dédoublées en éducation prioritaire, sur lesquelles je pense qu’aucun enseignant ne souhaitera revenir. Nous avons aussi initié l’accompagnement de cette réforme en mettant en œuvre des formations de qualité. A Paris, j’ai pu constater que les résultats ont été au rendez-vous. 

Il y a bien sûr toujours eu beaucoup d’idéologie autour de l’école. En ce moment, je constate une certaine tentation du nostos, le retour à une école mythique de la méritocratie et de la réussite. Elle correspond à la nostalgie d’une époque, celle d’une France au premier rang, prospère et où chaque génération vivait mieux que la précédente. Mais cette école n’a jamais vraiment existé. Il y a confusion entre une époque effectivement plus prospère économiquement et reconnue pour ce qu’elle représentait et une école qui a toujours eu tendance à trier les « meilleurs » et laisser de côté tous les autres. Cela se voyait simplement moins, car la concurrence pour les places était moindre, et qu’il y avait bon an mal an, une place pour chacun. Et surtout, l’on vivait beaucoup mieux de son travail. Je crois que renouer avec la puissance, c’est précisément aller dans le sens d’une école véritablement démocratique, telle que Jean Zay et Charles de Gaulle en ont tracé la voie. 

PV : quelle politique programmatique devrait être portée prioritairement pour transformer l’École de la République pour les prochaines années ?

CK : je propose une révolution pédagogique et des ressources humaines. Mettre des moyens massifs sur le primaire et tendre vers un lycée unifié plus démocratique. Revoir les missions des professeurs en profondeur avec une formation intégrée au service, des professeurs experts qui conseillent et encadrent les plus jeunes, des missions qui sortent du seul face-à-face pédagogique (temps de concertation, de suivi individuel, d’échange avec les familles…), en échange d’une revalorisation de 30 %. Il nous faut aussi renouveler les viviers : pré recruter des jeunes moins favorisés mais motivés, attirer les deuxièmes carrières. Il convient également d’élargir l’horizon des élèves en diversifiant les formes d’apprentissage, les savoirs et les compétences attendues (savoirs concrets et compétences psychosociales notamment). Enfin, je préconise de sortir du « tout diplôme » en mettant en place des certifications nationales et ciblées qu’on passe quand on est prêt. À quoi sert encore le baccalauréat aujourd’hui, au regard de son coût et de son rôle de passeport pour l’enseignement supérieur, quand plus de la moitié des étudiants ne décrochent jamais leur licence à l’université ? Il est temps de faire des choix, en priorisant ce qui est essentiel à une école efficace et démocratique : une loi de programmation pluriannuelle qui sécurise les moyens dans le temps long (et les acteurs de l’école, par la même occasion) ; un investissement massif sur la pédagogie, la formation, et le premier degré ; un parcours réellement inclusif pour tous les élèves, qui permette de détecter et de valoriser tous les talents, dont la société de demain a besoin.

Retrouvez cet article et toute l’actualité de l’enseignement professionnel dans l’AP Mag n° 622