l’Interview Exclusive · La Laïcité dans tous ses états | Delphine Girard x Corinne Julien

Propos recueillis par Corinne Julien © SNETAA-FO

rappel historique

Aux origines… 

En France, le principe de laïcité puise sa source dans l’idée développée par les philosophes des Lumières pour lesquels la Raison doit prévaloir sur la spiritualité. Ils estiment que la religion maintient l’homme dans un ordre établi, l’empêchant de s’épanouir et de se libérer. 

Cette aspiration à la liberté se manifeste, pendant la Révolution de 1789, non seulement contre la noblesse mais aussi contre le clergé, ces deux ordres qui contrôlaient la société, depuis l’instauration du système féodal et tout au long de l’Ancien Régime, et réglaient la vie des Français. Ainsi, la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen proclame que « nul homme ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses».

Un processus juridique long et complexe…

Les graines de l’idée du principe de laïcité germent alors. Une revendication de séparation des Églises et de l’État, s’exprime à l’exemple de la Commune de Paris, en 1871 et, dès 1879, sous l’impulsion de Léon Gambetta. 

En 1905, la grande bataille parlementaire, portée par le député A. Briand, est ainsi livrée. Elle conduit à l’adoption, le 9 décembre, de la loi de séparation des Églises et de l’État. À partir de cette date, « l’arbre de la laïcité » peut prospérer dans le respect et la garantie de la liberté de conscience et la neutralité de l’État.

La route de la laïcité se pave alors de tout un arsenal de textes juridiques s’inscrivant ainsi dans la Pyramide de Kelsen : inscription constitutionnelle (Constitution de 1958, article 1, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »), textes législatifs, conventionnels (Convention européenne des droits de l’Homme, 1950), principes généraux du droit et jurisprudence (arrêts du conseil d’État, décisions de tribunaux), actes administratifs (circulaire, charte), textes réglementaires (décrets, arrêtés ministériels).

Comprendre la laïcité pour la défendre

La compréhension du principe de laïcité prend du temps et son assimilation par la société contribue à une nouvelle étape de la définition d’un « vivre-ensemble » au sein de la République. Il s’avère qu’elle n’est pas vécue comme une « laïcité d’évidence », selon la définition de J. Baubérot. Elle nécessite d’être expliquée et enseignée. Des crispations émergent sporadiquement. Le terrain le plus sensible est celui de l’École.

LA LAÏCITÉ ET L’ENSEIGNEMENT

Un cas d’École…

Antérieure à la loi de 1905, la laïcité scolaire est instaurée par les lois Jules Ferry (1881-1882), qui établissent, avec l’obligation et la gratuité de l’enseignement, la neutralité des programmes ainsi que l’obligation de neutralité pour les personnels. La loi du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement primaire écarte les religieux en ordonnant la laïcisation progressive du personnel des écoles publiques. Concernant les enseignements, « l’instruction morale et religieuse » est remplacée par « l’instruction morale et civique », préparant ainsi les élèves à la citoyenneté républicaine. 

À la fin du XXe siècle, la loi de 1905, axée sur la neutralité de l’État, se révèle insuffisante pour encadrer le comportement des usagers. Un glissement du débat autour de la laïcité en France s’opère, lié à la diversité culturelle et religieuse croissante de sa population, et fait « l’objet de toutes les interrogations, voire de toutes les suspicions, à grand renfort médiatique ».

En 1989, avec l’affaire du foulard islamique de Creil, des tensions éclatent autour du port de signes religieux par les élèves. Dans son prolongement, une loi est votée en 2004, interdisant expressément « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Une circulaire sur l’interdiction du port de l’abaya à l’école, publiée en 2023, a pour objectif de préciser les modalités d’application de la loi de 2004. De plus, en appui pédagogique à cette loi, une Charte de la Laïcité à l’école, publiée en 2013, doit être affichée dans toutes les écoles publiques afin de rappeler les règles de respect de la laïcité dans l’ensemble du système éducatif.

Et maintenant…

Aujourd’hui, après les attentats de 2015, les assassinats de Samuel Paty (octobre 2020) et de Dominique Bernard (octobre 2023), l’enjeu ne réside plus seulement dans la promulgation de lois, mais dans leur application concrète et leur défense au quotidien. 

C’est ce que soulignent les témoignages d’acteurs de terrain comme Delphine Girard, professeure de lettres classiques, membre du comité Laïcité République et du conseil des Sages de la Laïcité, qui intervient régulièrement dans ces pages. Dans son livre, Madame, vous n’avez pas le droit !, elle met en lumière les pressions et les phénomènes d’autocensure qui menacent l’idéal laïque dans les salles de classe. Son propos insiste sur le fait que la laïcité, bien que garantie par le droit, nécessite une volonté pédagogique et un soutien institutionnel pour être transmise et défendue comme un principe d’émancipation et non comme un simple interdit.

La laïcité fait partie de l’ADN du SNETAA depuis sa création. Chaque année, à l’occasion de ses instances nationales, le SNETAA-FO rappelle son attachement à la laïcité, valeur essentielle dans la République, qui garantit notre indépendance vis-à-vis de toutes les influences, y compris celles du monde économique. Confronté à une actualité de plus en plus difficile, le premier syndicat des PLP soutient les enseignants confrontés aux atteintes à la laïcité et exige un soutien institutionnel concret pour ces personnels. 

UN LIVRE : UN TÉMOIGNAGE, UN ENGAGEMENT, UN COMBAT !

Delphine, la laïcité est un combat qui te tient à cœur depuis longtemps mais qui a pris un caractère plus particulier en 2020, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty. Comment ton engagement a-t-il évolué ? Comment s’est-il transformé ? 

Cet attentat contre notre école a ouvert une béance vertigineuse dans l’esprit des enseignants. L’assassinat de Samuel Paty, c’est vraiment le D-day de l’école, le jour où l’opinion découvre horrifiée que le sanctuaire de l’école est devenu en lui-même la cible des islamistes. 

À travers Samuel Paty, c’est l’institution scolaire tout entière qu’on a voulu terrifier pour la soumettre et la museler. Pourquoi l’école ? Parce qu’elle est la pouponnière de notre démocratie bien sûr, parce qu’elle est le lieu où l’on forme le libre arbitre et l’esprit critique de nos futurs citoyens, qu’elle est par excellence celui de la libre circulation des idées, de la libre transmission des savoirs, et donc par essence l’ennemi mortel de l’obscurantisme.

Aussi depuis, je me sens entrée en résistance, tout simplement ! Je réunionne, je colloque, je visioconférence, je parle à toutes les assemblées, tous les micros (ou presque…), pour expliquer encore et encore que la laïcité n’est pas liberticide mais au contraire qu’elle nous protège, croyants et non croyants, que l’école ne peut pas se laisser dicter ses lois ni ses enseignements par quelque groupe que ce soit sans faillir à sa mission d’émancipation, que l’École républicaine ne lâchera rien…

Pour toi, la laïcité représente une valeur ou un principe ? Quelle définition, peut-être plus personnelle, lui donnerais-tu ?

La laïcité est un principe qui constitue la clé de voûte des trois piliers de notre République, la liberté, l’égalité et la fraternité. Elle assure l’égalité de tous indistinctement, croyants quels qu’ils soient ou non croyants ; elle garantit la liberté individuelle en la protégeant de la pression communautaire, et par là elle est la condition sine qua non de la fraternité citoyenne.

La loi de 1905 fête cette année ses 120 ans. Il est attribué à Malraux la phrase « le XXIe siècle sera religieux [ou spirituel, ou mystique] ou ne sera pas ».  Une soixante d’années après, on constate une résurgence du discours religieux dans la société, notamment de façon tragique au sein de nos établissements scolaires, comment s’expliquer cette trajectoire ?

Le haro des nouveaux fanatiques sur l’École républicaine ne date pas de 2020. Depuis la première affaire de voile à l’école, à Creil en 1989, le retour en force du religieux dans l’espace scolaire, après un siècle d’un sommeil qui semblait devoir durer toujours, n’a de cesse de nous dérouter. Il faut dire que la République semblait avoir définitivement dompté la bête, et c’est bien docilement que le catholicisme poursuivait ses prêches parmi ses seuls fidèles, entre les murs épais de ses églises, sans plus venir réclamer son dû à nos lois laïques ni à la liberté d’expression qui en découle. 

Mais l’hydre est par nature protéiforme : si elle ressurgit aujourd’hui, plus virulente et plus violente que jamais depuis cent ans, à la faveur d’une nouvelle religion, c’est parce que, tout repus de nos droits, nous sommes assoupis et avons baissé la garde, oubliant que « rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse », ni ses victoires…

C’est ce réveil, brutal, violent, disruptif, que nous racontent les histoires tragiques de Samuel Paty puis de Dominique Bernard.

Tu es investie au sein du comité Laïcité République et du conseil des Sages de la Laïcité. Comment ces deux entités œuvrent-elles à la défense de la laïcité ?

Le comité Laïcité République (CLR) est une association qui promeut la laïcité dans le débat public : elle alerte sur les manquements au respect de la loi de séparation des églises et de l’État, signale les accommodements communautaristes qui contournent ou violent les principes républicains et revendique l’égalité des droits entre tous comme fondement de la laïcité et de la citoyenneté.

Le conseil des Sages de la Laïcité et des Valeurs de la République est une instance rattachée au ministère de l’Éducation nationale qui a vu le jour en 2018 sous l’impulsion de Jean-Michel Blanquer, et qui a pour but de conseiller le ministre afin de préciser la position de l’institution scolaire en matière de laïcité et de faits religieux. 

Ses membres, au nombre de vingt-deux aujourd’hui, participent par ailleurs aux différentes formations à la laïcité des personnels de l’Éducation nationale et produisent des ouvrages de référence pour les établissements scolaires, tels que le Vademecum de la laïcité ou Le Guide républicain. Ils sont présidés par Dominique Schnapper, sociologue et politologue de premier plan, ancienne membre du Conseil constitutionnel.

Merci Delphine pour ce nouvel entretien et j’invite les collègues à t’écouter dans l’épisode de décembre du podcast des Entretiens en 5 questions du SNETAA, disponible sur le site www.snetaa.org.

Retrouvez cet article et toute l’actualité de l’enseignement professionnel dans l’AP Mag n° 624